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A propos du stade éthique et esthétique

A propos du stade éthique et esthétique: une réflexion sur la pensée Kierkegaardienne

Depuis le début de ma vie adulte, j’ai souvent eu le sentiment de devoir rompre de nombreuses digues ; je crois que c’est une expérience commune à la plupart de mes semblables occidentaux, à la sortie de l’adolescence. Cette impulsion destructrice, loin d’être sans conséquence, semble mettre le jeune adulte dans une situation délicate et malaisante, puisqu’il doit vivre sans repères moraux.

C’est, selon moi, ce que Kierkegaard appelle le stade esthétique, et cette manière d’être constitue une sorte de remède au passage délicat de l’adolescence à l’âge adulte. Car quitter l’enfance suppose d’apprendre à désapprendre un certain nombre de mythes et de préjugés, d’une manière ou d’une autre. Pour ma part, il ne s’agissait pas de “tuer le père”, comme c’est souvent le cas chez de nombreux jeunes hommes, mais bien plutôt de me détacher radicalement de l’ensemble des préjugés hérités de la pensée socratique, voire démocratique, et de les rejeter sans compromis. Un malaise grandissait en moi, au point de m’en rendre malade, et c’était cette fracture béante entre le réel et les discours dominants qui m’empêchait de croire en un projet et d’entrer dans un véritable mouvement. Influencé en profondeur par la pensée nietzschéenne, mon projet était celui d’une réévaluation radicale des valeurs et de la vérité : une tabula rasa pour y voir plus clair (belle naïveté). Mais, à la suite de cette tabula rasa, rien n’est véritablement reconstruit. C’est même l’inverse : tout demeure flottant, et c’est là, selon mon expérience, la marque distinctive du stade esthétique, ainsi que la manière dont il prend naissance.

Le stade esthétique est d’abord un soulagement : il permet d’aborder la vie de manière souple, relâchée, davantage tournée vers la forme que vers la vérité, vers la posture plutôt que vers la droiture. Il ouvre un espace d’exploration, où l’on enchaîne les masques, et permet de se découvrir autre que ce qu’on pensait être. En somme, son archétype est le dandy, véritable esthète focalisé sur une existence orientée vers la figure et la beauté. Derrière cela se profile aussi un désir de mort, comme chez les samouraïs : faire de sa vie une œuvre, voire une tragédie, mais toujours dans une esthétique de la mort — consciente ou inconsciente — chose que l’on observe particulier dans des vies tournées absolument vers l’esthétique comme chez des “poètes maudits” [1].

Laissez-moi vous dire que tout cela me séduisait profondément. J’avais pourtant commencé à lire Kierkegaard depuis longtemps déjà (peut-être sans vraiment chercher à le comprendre), mais je m’étais arrêté dans Ou bien… ou bien… aux écrits esthétiques, car l’idée même de la morale m’étouffait. Entendre quelqu’un dire “ça c’est bien, ça c’est mal” me paraissait totalement déplacé. Car le stade esthétique est, au fond, une forme de romantisme : tourné vers le passé, vers l’idéalisation de la figure, une réminiscence de l’enfance où la morale n’a pas encore sa place, mais où la vision du monde demeure pure et unifiée. Et l’idée de “séparer” — pour quelqu’un de nostalgique, décidé à abattre ou à réévaluer les mensonges du “monde” — ne fait pas de la morale un sujet de réflexion, mais plutôt une nécessité destinée au peuple. C’est dans cet état d’esprit que je me trouvais.

Mais les choses sont plus subtiles que cela. Car le stade esthétique, bien que nécessaire dans mon cas (et dans celui de la plupart des individus dans le monde moderne), n’a rien résolu : au fond, il n’est tourné vers rien d’autre que le vide (du moins en terme de vie d’action, je pense qu’en revanche l’esthétique et la forme en tant qu’objets de connaissance possèdent une véritable profondeur). Être esthète revient, en définitive, à ironiser sur le monde et ses paradoxes, sans jamais rien construire. Or, pour produire quelque chose, il faut un profond changement psychique, lié à la rigueur, et donc à l’éthique. Et n’est-ce pas là le véritable but ? Car si l’esthétisme a pour heureuse conséquence de faire naître un désir ou un élan, le but tangible de l’existence reste d’enfanter quelque chose de sa propre vie, en accord avec son soi profond. L’esthétisme, en lui-même, semble incapable de se fixer et de produire dans le réel. Le seul moyen de créer, passé un certain stade, consiste à se donner un cadre, des règles, et à cesser le jeu : arrêter de jouer à être un autre, n’importe qui ou n’importe quoi, et faire un choix. D’une certaine manière, la première intuition de l’esthète est juste : morale et éthique séparent, elles découlent d’un choix parfois arbitraire. Mais l’heureuse conséquence de ce choix, c’est de sortir de l’ironie faussement vivifiante (désolé Nietzsche, désolé Camus). Ramener le sérieux et l’ennuyeux comme instruments de travail devient alors un projet nécessaire, et fait partie, selon moi, du projet plus global d’une vie humaine. La conséquence logique du stade esthétique, c’est le désespoir, c’est-à-dire une profonde inadéquation entre ce que l’on est et ce que l’on devrait être (comme l’explique si bien Kierkegaard). L’espérance de l’éthique, elle, consiste à réintroduire le soi dans l’équation de l’existence, par un équilibre fragile, certes, mais essentiel. En définitif, Kierkegaard voit ce que Nietzsche ne veut pas voir : que l’esthétique seule mène au néant, et qu’il faut l’éthique pour créer.

[1] C’est quelque chose que j’aimerai explorer dans un prochain article.

#Philosophy